Types de personnalité
Le dernier après-midi à Suan Mokkh* a vite passé. J’ai discuté longuement avec Matthias, dit au revoir à Richard et Ajahn Ranjuan et eu un intéressant entretien avec Dhammadina, la nonne que j’avais déjà rencontrée la dernière fois : elle m’a donné une adresse au Japon et celle d’un groupe de Dharma* à Bangkok. Elle m’a aussi permis d’aller consulter à la bibliothèque le Visuddhimagga*, dans lequel il y a un intéressant chapitre sur les types de personnalité, dominés soit par la passion, soit par la haine, soit par l’infatuation. Je me suis bien reconnu dans le « walker in hate » (celui qui marche dans la haine). Ce qui m’a rassuré, c’est qu’il a les mêmes caractéristiques que la personne intelligente. J’ai pris quelques notes sur son comportement, dont j’ai retrouvé plusieurs aspects en moi ; il semble en effet nettement dominer les deux autres.
Dhammadina est aussi de ce type, et elle a eu beaucoup de peine à surmonter ses tendances à la haine, l’aversion et la colère. Matthias doit aussi être de ce type. Il est bien sûr assez fréquent : je ne suis pas le seul à être comme ça. C’est une des natures de l’esprit : il faut l’accepter plutôt que de développer une aversion supplémentaire contre elle. J’ai continué ce matin à y penser et à analyser ce sujet qui me préoccupe déjà depuis plusieurs jours. Il se manifeste d’ailleurs violemment en moi par des expériences de dukkha* qui accompagnent les nombreuses petites contrariétés de la vie quotidienne ; elles prennent ainsi beaucoup d’importance, mais me donnent aussi un bon terrain d’investigation.
Je constate que je suis beaucoup plus sensible aux sensations désagréables qu’agréables, c’est-à-dire que je vois beaucoup plus les défauts et les mauvais aspects des choses et des gens que leurs bons côtés. Même dans les choses bonnes et agréables, je vois toujours les petites imperfections ou bien celles qui vont en découler. Il me semble que rien n’est vraiment bon, mais que simplement le degré de mauvais est plus ou moins grand : faible dans ce qu’on appelle bon et agréable, et fort dans ce qu’on appelle mauvais ou désagréable. En fait, il n’y a pas de bien, mais seulement différents degrés de mal. Dukkha est en tout chose, à des degrés divers ; et la sensation, agréable ou désagréable, est la même, seul son degré d’intensité change. C’est d’ailleurs ce qu’avait dit une fois Ajahn Buddhadasa en ce qui concerne les goûts et les odeurs. Cela me semble également vrai pour les sons : ils sont tous du bruit ; et pour les sensations physiques : une caresse est un léger coup. Simplement, une faible souffrance semble agréable.
J’ai l’impression que seule l’absence de sensation est une absence de dukkha ; comme le silence par rapport à toutes les formes et intensités de bruits. Et le nirvana, l’absence de dukkha, est bien le vide : le vide de sensations physiques, de sons, de goûts, d’odeurs et de formes ; et l’absence de pensées. Mais on ne peut pas vivre constamment dans un état d’absorption dont toutes sensations sont absentes. Il faut donc envisager une autre approche, celle de l’absence, du vide de soi ; alors les manifestations de dukkha ont bien lieu, mais ne sont que des phénomènes naturels et impermanents qui ne m’appartiennent pas, qui ont lieu par eux-mêmes. L’esprit les observe, les voit apparaître et disparaître, sans en être affecté.
Pour l’instant, j’en suis très affecté : je ressens très fortement les sensations, qui se manifestent souvent par des secousses qui traversent tout mon corps ; c’est toujours désagréable, que la sensation soit agréable, désagréable ou neutre. Le fait de percevoir cette sensation, d’en être l’esclave impuissant, est vraiment dukkha. Le travail sur les sensations est pénible ; mais il faut sans doute passer par là avant de parvenir à voir le soi, et de pouvoir travailler sur anatta, le non-soi.
* Suan Mokkh : monastère de la forêt fondé par Ajahn Buddhadasa. Suan Mokkh signifie littéralement « le jardin de la libération ». Ordonné moine à l’âge de vingt ans, Ajahn Buddhadasa (1906-1993) fonda en 1932 le monastère de Suan Mokkh, qui fut le premier monastère de forêt dédié à la méditation dans le sud de la Thaïlande. Son dernier projet, à la fin des années 1980, fut d’établir à Suan Mokkh un centre international de Dharma, Suan Mokkh International, qui organise régulièrement des cours et des séminaires sur le bouddhisme et des retraites de méditation. Ajahn Buddhadasa fut, avec Ajahn Chah, un des maîtres thaïlandais les plus influents du vingtième siècle. J’ai eu la chance de suivre son enseignement de 1988 à 1993.
* Dharma (sanscrit ; pali : Dhamma) : la doctrine du Bouddha, un des Trois Joyaux, avec le Bouddha et la Sangha. Dans un sens plus général, tout enseignement ou chemin spirituel.
* Visuddhimagga (The Path of Purification) : un des principaux commentaires du bouddhisme theravada, rédigé au 5ème siècle au Sri Lanka par Buddhaghosa.
* Dukkha (pali) : insatisfaction, imperfection, souffrance. Une des trois caractéristiques de l’existence et de tous les phénomènes, selon le bouddhisme. Les deux autres sont anicca (l’impermanence) et anatta (l’impersonnalité). Il y a trois sortes de dukkha : le dukkha de la souffrance : la souffrance est douloureuse par elle-même ; le dukkha du plaisir : le plaisir n’est pas complètement satisfaisant parce qu’il contient l’incertitude de son accomplissement et de son prolongement, la crainte de sa cessation et la nature douloureuse de la lassitude et de la satiété qu’il ne manquera pas de produire ; et le dukkha inhérent à tous les phénomènes conditionnés.
14 juin 1989, Hat Yaï